Après Nicolas Mathieu, c'est au tour d'Alice Zeniter de proposer un exercice d'écriture sur l'Instagram d'ARTE Radio. La consigne était : "Écrivez la vie entière d’un personnage ou d’une personne en vous obligeant à réfléchir au placement et à la raison d’être des ellipses."
Merci aux 42 participants ! Voici les trois gagnants qui remportent chacun un exemplaire du livre Bookmakers : Alice Zeniter coédité par les Éditions Points et ARTE Éditions.
Les premiers livres de la collection Bookmakers : Alice Zeniter, Nicolas Mathieu et Maria Pourchet sont à retrouver en librairie. En janvier 2024, la collection s'agrandit avec un nouvel auteur : Hervé Le Tellier.
Le podcast Bookmakers est quant à lui toujours disponible sur ARTE Radio et sur toutes les applis de podcasts.
"Vie et mort de Guinefort Tapioca" de Monsieur Raoul
Fuir la fatalité :
Guinefort Tapioca est un bébé roux et joufflu, aux yeux anormalement séparés l’un de l’autre par un large front de boeuf. Il dort en soufflant bruyamment dans un mignon berceau bordé de mousseline, à l’aplomb sous le lustre de tante Léonie, au petit salon.
Entrevoyant un futur sinistre, la faucheuse cherche à corriger l’erreur de la nature et scie à la hâte la chaîne de laiton qui retient le luminaire au plafond. Mais la bonne entre dans la pièce et le spectre drapé de noir s’oblige à disparaître, scie comprise ; les lois de l’au delà lui interdisant d’être visible des humains.
Jeune homme en fleur :
(…) Après çà, Guinefort Tapioca fait irruption dans la salle de classe pour essayer sa nouvelle moto cross très bruyante ; il fait des bonds sur les tables en faisant rugir l’accélérateur. Ce qui produit une fumée tantôt bleue tantôt gris clair qui prend à la gorge. Ce qui répand en spray de fines gouttelettes d’huile noire et poisseuse sur tout ce qui se trouve à proximité.
Il effectue des sauts épouvantables très près de la tête de ses camarades de classe, ce qui les effraie et perturbe la concentration nécessaire aux exercices qu’ils essaient de faire malgré tout, en l’absence momentanée de leur professeur. Du mobilier est renversé. Des surfaces sont marquées des empreintes noires laissées par les pneumatiques de l’engin.
Mais la moto tombe en panne. Il hurle si on peut l’aider à démonter sa roue qui est bloquée. J’arrive. Je n’aime pas son véhicule qui pétarade. Je ne souhaite pas qu’il puisse le redémarrer ; c’est trop bruyant. Comme je suis nul en mécanique, je fais n’importe quoi. Et la clef à molette se coince à mort entre les rayons et la chaîne. Je dis :
« là, un aigle ! » Il regarde vers le haut et je pars en courant.
Vitesse de croisière :
Guinefort Tapioca est un affreux jojo. Comme il arpente son bureau, il fait venir un subordonné. Puis il commence par poser une question anodine, avec un calme apparent :
« Qu’avez-vous pensé des résultats du football, ce week-end ? »
Demande-t-il, tout en plissant les yeux, avec un mauvais air de fouine.
Et là, peu importe la réponse du salarié. Cette convocation n’était qu’un prétexte pour houspiller sa victime :
Sans crier gare, avec un fracas épouvantable, il projette brutalement sa chaise métallique contre le sol, ce qui ne manque pas de faire sursauter Roger ; ce pauvre collaborateur, et il lui crie : « vous n’avez pas honte?! »
Puis, il contourne d’un bond agile le piteux employé de bureau et donne un tour de clé à la porte pour empêcher ce dernier de fuir. Précaution inutile car celui-ci semble paralysé sur place.
« Savez-vous ce que la direction a comme opinion au sujet des gens comme vous ?! » dit-il en écrasant ostensiblement dans sa paume un paquet de cigarettes vide. Et il déverse ses vilaines paroles en fumant avec acharnement ; pour terminer tout le tabac dont il dispose.
Le lendemain, 4 janvier à 6h30 du matin, Guinefort Tapioca, fulminant, hors de lui, repousse les employés des abords de la machine à café à l’aide du tuyau d’arrosage de la cour en ciment.
« allez turbiner, je ne vous paye pas à traîner en pause ».
Une fois les salariés mal installés sur les tronçons d’arbres abattus qui servent dechaises, çà moufte plus dans les rangs.
Fruit blet :
Guinefort arrive à pied au passage piéton régulé par des feux signalétiques ; comportant une silhouette marchante qui s’éclaire de lumière verte, et une autre, à l’arrêt, s’éclairant de lumière rouge. Le personnage à l’arrêt indique que les piétons ne doivent pas traverser et que c’est aux automobiles de passer.
Tapioca fait l’inverse de ce que Christophe le sage flamboyant de l’empire céleste d’or et de diamant prescrit de faire dans cette situation :
Donc il s’engage, satisfait par l’assurance qu’il à en lui même, et coupe la trajectoire de la chaussée, au mépris de tout signal lumineux.
Car c’est d’abord lui et avant tout Guinefort ; le monde n’a qu’à se courber à son approche, après tout.
Un camion fait une crêpe de Tapioca.
"Fatima" de Isma Le Dantec
Aujourd’hui, la terre a tourné une fois sans toi. C’était un matin, après seize autres paupières closes. Gaël a étouffé un gémissement au dernier battement de ton cœur. Articuler « c’est fini » puis imprimer ta photo en grand au centre commercial, celle où tu souris avec les lunettes de soleil et le collier orange. Au milieu du vacarme, nous ne savons déjà plus vivre. Tu nous a demandé d’être heureux, tu as dit « ça prendra du temps, plusieurs années peut-être ».
Tu es née à Nanterre, le 20 mars 1967. Vous débarquez à deux d’un coup, rejoignant quatre aînés. Il parait que, malgré l’islam qu’on tente de t’inculquer, tu dégustes avec malice les morceaux de saucisson de tes voisins de cantine. Un noël, tu piques les chocolats de ta jumelle sous son oreiller. Tu t’installes toujours à table entre tes parents, la meilleure place pour une assiette garnie. Tu as une meilleure copine, Agnès Gilles, quarante ans plus tard tu l’appelles toujours Agnès Gilles comme à l’école. Tu n’as jamais vraiment quitté l’école, tu es douée et ta sœur aussi, on vous dit que vous pourriez être infirmières : vous êtes studieuses, mais arabes quand même. Vous devenez institutrices. Maintenant on dit professeur des écoles, tu as toujours trouvé ça pompeux, toi, c’était maîtresse Fatima. L’été, avec tes copains, vous explorez le continent africain, sac sur le dos et assez de galères qui finissent bien pour nous abreuver d’anecdotes à en écarquiller les yeux.
Je ne sais pas ce que tu fuyais ou de quoi tu avais soif. Un jour, tu fais tourner ta mappemonde et pose le doigt pile à l’autre bout, au Vanuatu. Tu enfiles un short et pars enseigner sous les cocotiers. Là-bas, ta route croise celle d'un jeune reporter qui se la joue baroudeur ténébreux. Il te lance « attention, les journalistes terminent tous alcooliques, dépressifs et divorcés », tu lui répliques : « Qui t’a dit que je voulais qu’on finisse ensemble ? ». Deux ans plus tard, votre photo de mariage figure en Une du journal local. Tes parents, pas ravis, refusent de rencontrer Gaël, jusqu’au jour où vous sonnez avec un poupin rose dans les bras, je m’appelle Isma.
Fini les tropiques, cap sur Bordeaux. Des journées d’enfants à instruire, tu veux qu’ils jouent beaucoup, tu leur lis plein d’histoires et leur apprends des danses farfelues. Tu prends au sérieux leurs peines de cœur et ris de leurs blagues, et c’est tout autant d’amour que tu donnes aux deux autres marmots qui t’attendent à la maison. Bilal a hérité de ta gourmandise, en atteste son premier mot : « gâteau ».
C’est l’heure d’une nouvelle aventure, tu mets la maison dans un bateau et nous voilà sur l’île de la Réunion. Avec ta peau brune et tes cheveux qui défient la gravité, tu ressembles à s’y méprendre aux femmes créoles qui arpentent les allées du marché. Le soleil réchauffe ton cœur et nous grandissons bien. Dans la montagne, tu dis toujours en t’extasiant : « Regardez le paysage, buvez de l’eau ! » , on fait les deux en même temps et c’est vrai que c’est beau. On râle quand tu nous prends en photo mais ton bonheur est diablement communicatif, tu t’amuses d’un rien et nous avec, on rit à s’en tordre le bide. Tu te prends de passion pour les petits poissons du lagon, avachie sur ma serviette je te regarde traverser la plage en canard avec tes palmes et ton tuba, la hchouma. Quand on traîne la patte, tu ne manques pas de nous houspiller : « faut profiter ».
Tu profites comme si tu savais que ce serait fini trop tôt. La maladie te tombe dessus un jour de septembre, le médecin retire presque tous tes intestins. On va toujours au lagon et marcher sur le volcan, ton corps tout maigre se bagarre avec voracité. On fête l’an nouveau dans la cuisine, on danse sur Rachid Taha en essayant de dérider Gael. Je me mords les joues pour pas pleurer, lui aussi je crois. Après ta retraite, tu voulais t’investir au planning familial, explorer encore l’Afrique avec les copains, nous montrer le Vanuatu. Tu es partie un matin, Gaël tenait ta main.
"Django Petrograd" de "Mira Martin
La manie de Pablo Avretski de noter chaque évènement de la vie, même mineur, dans un de ses petits carnets, avait ça de bon qu’il était, des années après, possible de reconstituer une biographie très précise de chacun de ses amis, à commencer par Django Petrograd lui-même. Il serait possible d’écrire à son sujet un bon millier de pages; mais on pourra également essayer de résumer sa vie en quelques quatre mille caractères, celle ci étant, étrangement, très systématiquement découpée en périodes de dix ans.
Durant les dix, ou disons, vingts premières années de sa vie, Django Petrograd regretta de nepas être, comme son illustre homonyme, un génie de la guitare. Il avait eu beau s’entraîner encore etencore, les seuls sons qui sortaient de sa guitare étaient biscornus et disgracieux.
A vingt ans, il découvrit quel était son vrai talent: la comptabilité. Il fallait bien faire quelque chose de sa vie; il se jeta corps et âmes dans cette voie, puisqu’une carrière dans la musique n’était décidément pas envisageable.
Quand il eut achevé ses études – avec énormément de brio, il faut le dire, il partit en voyage, et il rencontra, dans un quelconque bazar turc, une jeune fille qui s’offrit de lui lire l’avenir dans le marcde café. Outre quelques banalités de rigueur, elle lui prédit, pour l’année de ses trente ans, un évènement qui changerait sa vie à jamais.
En dix ans, Django devint le meilleur comptable du monde. Dans leurs domaines respectifs, on pouvait dire que Petrograd égalait bien un Stéphane Grapelli ou un Erik Satie. Mais il est moins facile de trouver la gloire derrière une pile de factures que sur une scène. Sûrement Petrograd aurait aimé vivre sous les vivats de la foule. Il se consolait en donnant fréquemment des conférences, très prisées des spécialistes - mais ce n’était pas la même chose.
Exactement six mois après le jour de ses trente ans, une mouette fonça sur Petrograd, qui rentrait de vacances en ferry et lui arracha l’oeil droit. Il devint ainsi borgne, et se mit à porter un cache-œil. Était-ce ce cache-œil, ou ses longues moustaches fines qui attirèrent l’attention de Natasha Alexandrovna à cette fête de Noël 1972? Toujours est il qu’elle l’épousa deux ans plus tard.
La vie de Django prit un autre tournant quand un soir, en rentrant chez lui, il entendit un bruit de l’autre côté de la fenêtre. Il venait d’avoir quarante ans. Il l’ouvrit et vit, flottant en l’air dans la nuit, John Coltrane qui jouait de la trompette. Quelques jours plus tard, c’était au tour de Getchatchew Mekurya d’apparaître avec son saxophone, lévitant au niveau de sa fenêtre. Sa femme,lorsqu’il lui raconta cela, crut qu’il était fou, jusqu’à ce qu’en rentrant un soir du travail elle constate elle même que Duke Ellington était là, trépignant dans la nuit, un immense piano à queue flottant avec lui en l’air . Les meilleurs jazzmen du siècle se succédèrent ainsi devant la fenêtre des Petrograd.
Un jour, Django raconta à sa femme que Reinhardt en personne était apparu. -Et tu ne lui a pas demandé où était passée la partition de Requiem pour mes frères tziganes? Petrograd s’en mordit les doigts; il se jura de rattraper cette erreur.
Il passa dix ans avant que Reinhardt ne réapparaisse. Django était alors prêt; il lui posa la question fatidique.
-Je l’avais vendue à un colonel français, pour une bouchée de pain, en 1945, lui avoua t-il. Une mauvaise affaire; mais je n’avais pas ton talent pour la finance.
Il ne fallut cependant pas longtemps à Petrograd pour retrouver la partition, restée depuis dans la famille dudit colonel.
Il la confia à un chef d’orchestre de sa connaissance; et, quelques années plus tard, le morceau étaitjoué à l’opéra.
Petrograd était assis au premier rang.
La musique commença. Au bout de quelques instants, Petrograd sentit qu’il décollait du siège: il s’élevait, petit à petit dans les airs. Quand il regarda en dessous de lui, il vit qu’il était déjà à presque un mètre au dessus du sol. La musique remplit ses oreilles. Il continuait de monter; bientôt il était au niveau des balcons. Le plafond peint par Chagall, n’était plus qu’à quelques mètres. Son crâne perça délicatement la voûte. Il s’éleva encore de plusieurs mètres dans le ciel de Paris. La musique était toujours aussi forte, elle venait de partout à la fois, elle émanait du toit des maisons etdes nuages au dessus de sa tête. Une nuée d’oiseaux blancs volait dans sa direction. Quand ils furent plus près, Django vit que ce n’étaient pas des oiseaux, mais des factures.
«Quel dossier finement mené!» s’exclama t-il en en attrapant une qui passait près de lui. Il monta encore plus haut; la musique envahit ses oreilles, envahit son crâne, jusqu’à ce qu’il se fonde dans les notes délicates du Requiem pour les frères Tziganes de Django Reinhardt, son plus illustre homonyme.